09/02/2008

Qui est Shaun Tan

Né en 1974, Shaun Tan vit à Perth, en Australie. Diplômé des Beaux-Arts et en littérature anglaise, il est illustrateur et auteur indépendant. Il partage son activité professionnelle entre la réalisation de livres illustrés et des collaborations avec des studios d’animation comme Pixar et Blue Sky. Il s’est vu décerner le prix du meilleur dessinateur au World Fantasy Awards de Montréal en 2001.
Shaun Tan est l’auteur d’un «livre de bande dessinée» intitulé Là où vont nos pères, publié par les éditions Dargaud. Cet ouvrage muet, sur lequel il a travaillé près de quatre ans, nous plonge dans la peau d’un émigrant contraint de quitter son pays afin d’offrir à sa famille un avenir meilleur. L’auteur nous dévoile dans l’entretien qui suit les différentes approches qui l’ont mené à la réalisation de ce livre magnifique mais surtout le regard qu’il porte sur un médium qui lui était encore étranger il y a peu.



«J’ai été invité par la maison d’édition Lothian Books (située à Melbourne et aujourd’hui sous la direction d’Hachette Livres) à rejoindre son catalogue qui accueillait déjà des livres illustrés pour adultes depuis le milieu des années’90. Après avoir travaillé à l’illustration de plusieurs récits d’horreur pour des lecteurs plus jeunes, j’ai été présenté à Gary Crew, un auteur qui travaillait pour le même éditeur. Il était universitaire comme moi et il portait un grand intérêt à l’histoire de la littérature illustrée pour adulte. C’est un fervent défenseur de l’idée que les livres illustrés peuvent être une forme artistique adaptée à un lectorat adolescent ou adulte au travers d’une sophistication visuelle encore très peu exploitée. Cette idée m’a semblé d’autant plus naturelle que j’avais débuté ma carrière d’illustrateur en travaillant sur des récits de science-fiction pour adultes. Ainsi, ces «livres illustrés pour lectorat plus âgé» m’ont semblé partager la même approche que ce que j’avais déjà abordé précédemment dans ma carrière.»
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«Je ne me lance presque jamais dans un projet avec un thème précis en tête. Si l’histoire trouve sa source dans l’idée d’appartenance (ou de non appartenance), cela tient d’une préoccupation presque inconsciente, alors que j’étais occupé à me concentrer sur des aspects plus spécifiques comme les personnages et les paysages. Dans le cas de Là où vont nos pères, de nombreuses idées du livre ont été inspirées par de vieilles photographies de personnes et de lieux qui ont disparus depuis longtemps et qui furent à l’origine de plusieurs de mes peintures. Il existe un sentiment de mystère dans les documents historiques qui est lié à leur éloignement et à leur silence. Je dois donc faire travailler mon imagination pour bâtir un monde perdu à partir de ces petits fragments de mémoire. D’une certaine manière, l’absence d’information appelle à l’élaboration d’une fiction pour combler le vide.»
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«J’imagine que les nombreuses images d’archive de l’Australie de l’Ouest (où j’ai grandi) doivent invariablement porter en elles des aspects de l’immigration et de la colonisation. Le paysage qui a été bâti ici est relativement récent. Il a été élevé par une population qui est n’est arrivée qu’au cours de ces 200 dernières années. La famille de ma mère est venue d’Irlande et d’Angleterre il y a quelques générations et mon père est sino-malaisien. Ce n’est plus si exceptionnel de nos jours. Presque tous mes amis sont soit des immigrants soit des enfants d’immigrants. Ma compagne est finlandaise. Son point de vue sur la culture australienne est donc celui d’une personne qui lui est extérieure et il est très intéressant. Pour ma part, j’ai vécu presque toute ma vie au même endroit et Là où vont nos pères est donc pour moi une sorte d’émigration de substitution. Je me suis demandé ce que tant d’autres avaient pu ressentir, à la fois aujourd’hui et par le passé.»
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«je me suis frotté à quelques scènes de racisme et d’hostilité dans les premières ébauches du livre. Je suis très sensible à ces problèmes, principalement de part les expériences de mon père qui est chinois et le fait d’habiter un pays où (comme dans beaucoup d’autres) l’immigration est une affaire politique gangrenée par l’incompréhension et un racisme latent. J’ai travaillé sur plusieurs dessins d’un groupe de personnages vêtus, par exemple, comme les membres du Ku Klux Clan et qui apparaissait dans une rue alors qu’il persécutait des immigrants. Cet élément se mélangeait plus tard dans une séquence où le personnage central rêvait qu’il était avalé par un énorme serpent. D’un point de vue narratif, cette séquence s’est finalement révélée trop compliquée à insérer et je désirais que le thème principal du livre soit plus simple. Je voulais l’envisager comme une vision de ce que les choses devraient être et non pas comme elles sont. Je pense aussi que montrer à quel point la xénophobie est inappropriée en adoptant le point de vue d’un primo arrivant est une meilleure manière de la combattre.
D’autre part, il me semble que la « tristesse » et les « difficultés » des personnages de mon livre sont plus liées à leur passé (certaines représentations de la xénophobie et de conflits ethniques peuvent être lues de manière plus ouverte dans certaines illustrations racontant les raisons de leur émigration). Par exemple, l’histoire secondaire des Cyclopes qui aspirent/incinèrent une population en fuite et détruisent une ville évoque le Nazisme et le Communisme (ou toute autre forme d’intolérance dont l’expression serait aussi violente). La scène des soldats qui partent au combat avec des chapeaux semblables laisse entrevoir comment l’effervescence de la population civile est exacerbée par le passage de ce régiment composé d’hommes originaires de la même ethnie. Je pense donc que j’ai déplacé la plupart des mes réflexions sur le racisme et les conflits dans ces histoires secondaires qui présentent des mondes plongés dans des situations dramatiques. Dans le «Nouveau Monde» du livre, rien de cela n’est arrivé et sans doute parce que ses habitants pratiquent de manière plus consciente une philosophie d’inclusion et de pluralisme. Tant de nationalités différentes (et inconnues), d’objets, de langues et de créatures animales y cohabitent, tous réunis par une nécessité commune. Ils ont apparemment appris quelque chose d’une histoire agitée.»
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«Je considérais aussi que cette absence de mots ralentissait le flot de la narration et c’est ce dont j’avais besoin car mes cases sont très détaillées et qu’il y en a relativement peu vu le champ de l’histoire. Les mots auraient trop accéléré le récit et probablement aussi interféré avec une interprétation libre. Je m’aperçois que ma propre «explication» de ce qui se passe dans les illustrations n’est pas toujours la plus intéressante ! Parfois, il vaut mieux laisser le lecteur se faire sa propre idée de ce que pourraient contenir les phylactères.»


(Retiré de l'entretien avec Nicolas Verstappen - janvier 2008 - site Du9)

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